Martine BODINEAU

actrice des Fabriques

Préparer l’improvisation : les conditions d’une élaboration collective.

Les rencontres « Faire la ville en commun » (Saint-Denis – avril 2019)

Les 19 et 20 avril 2019 se tenaient, à la MSH Paris-Nord (Maison des Sciences de l’Homme) et à l’université de Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, les rencontres « Faire la ville en commun : expérimentations citoyennes et coopérations »1, organisées sous la responsabilité de Pascal Nicolas-Le Strat2 en collaboration avec le Laboratoire Experice et le réseau des Fabriques de sociologie3.
Cet article, rédigé en collaboration avec Régis Garcia4, a été publié dans le n°4 de la revue Agencements (voir en bas de la page).

** Les notes situées à la fin de l’article sont également accessibles en pdf : ici

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Si la configuration de la première journée à la MSH n’avait pas de quoi surprendre un visiteur habitué aux manifestations universitaires, celui-ci aurait certainement cru, en arrivant le lendemain devant le bâtiment J de l’université de Paris 8, qu’il s’était trompé de jour ou de lieu. Une vingtaine de personnes travaillait en petits groupes, autour de tables installées en plein air devant le hall d’entrée. Sur la pelouse attenante, quelques personnes, assises ou allongées sur des nattes et des coussins, participaient à un atelier de massage. D’autres encore prenaient des photos, filmaient ou réalisaient des interviews des participants.

Pour accueillir et rassurer ce visiteur, il aurait d’abord été nécessaire de lui indiquer qu’il assistait à la mise en place d’une journée « improvisée », durant laquelle les participants allaient s’employer à réaliser diverses « fabrications », inspirées des présentations et débats intervenus au cours de la journée précédente. Il aurait fallu ensuite lui fournir les informations lui permettant de saisir les objectifs de ces rencontres et le contexte de leur élaboration.

La conception de ces rencontres reposait sur deux orientations, énoncées en amont. Il s’agissait :
– de « se mettre en recherche » collectivement, à partir des expériences et préoccupations des membres du réseau des Fabriques de sociologie (et celles des divers collectifs avec lesquels ceux-ci sont en relation).
– d’élaborer les contenus de manière collective.

Puis, au cours du travail de préparation, d’autres objectifs ou modalités d’action sont venus s’adjoindre à ces premières orientations : d’une part, conjuguer dialogue, réflexion et fabrication de diverses formes de récits ; d’autre part laisser les participants décider, en fin de journée, du contenu du lendemain.

Cependant, malgré ces informations, le visiteur aurait probablement été surpris de constater que ce « programme improvisé » avait abouti, à la fin de l’après-midi, à trois réalisations collectives (présentées plus loin) : celle d’un fanzine, d’un montage vidéo, et de l’ébauche d’un article. Comment expliquer le succès de cette entreprise ? Quelles sont les conditions nécessaires pour y parvenir ?

Ce sont les questions que le présent article propose d’aborder, en émettant l’hypothèse que ce succès résulte à la fois des orientations énoncées ci-dessus et des modalités concrètes de préparation de ces rencontres. En effet, durant le travail préparatoire, que j’ai mené en dialogue avec Pascal Nicolas-Le Strat et avec les différentes personnes impliquées progressivement, je me suis posée la question de savoir comment j’étais en train de m’y prendre pour répondre à l’objectif d’une construction collective. Cette démarche réflexive, m’incitant à porter attention à ma « manière de faire », m’a permis de formuler quelques arguments allant dans le sens de cette hypothèse.

Avant de développer ces arguments, l’article donnera à voir les modalités de préparation des rencontres, au travers de deux récits : celui de la première étape de leur mise en œuvre et celui de l’élaboration d’une séance portant sur le thème « Faire recherche avec les médias ». Viendra ensuite une présentation des « fabrications » collectives réalisées au cours de la journée du 20 avril.

Couverture du Fanzine « Faire la ville en commun » réalisé durant les rencontres

Faire émerger les expériences et les préoccupations

Courant février 2019, nous avons envisagé de concevoir ces rencontres comme un temps destiné à nous « mettre en recherche » collectivement : « plus que des récits d’expériences, il s’agirait de partager nos manières de faire recherche, nos questionnements, nos réflexions, nos difficultés… » (selon la formulation que j’ai retenue pour informer mes premiers interlocuteurs). Pascal Nicolas-Le Strat faisait valoir le besoin des chercheurs et/ou praticiens, engagés dans des initiatives collectives, de partager leurs expériences concrètes, leurs doutes et difficultés, et soulignait la rareté des espaces permettant de le faire.

Nous avons sollicité en premier lieu des collectifs avec lesquels nous avions déjà collaboré, dont Primitivi (Marseille) – qui réalise des films et des reportages –, Union Urbaine (Montpellier) – également engagé dans un travail cinématographique et de reportages sonores –, et le collectif En Rue (Dunkerque), avec lequel nous avons entrepris un travail de recherche de longue durée5. Dans le même temps, des membres des Fabriques de sociologie se chargeaient de prendre des contacts au sein de leurs propres réseaux.

Tout au long du travail de préparation, pour animer et laisser se mettre en place les échanges par mail, j’ai fait le choix de communiquer, à l’ensemble des participants, les pistes de réflexion qui émergeaient au fil des conversations que j’avais eues individuellement avec chacun d’eux (dont on trouvera plus bas plusieurs extraits). Cela plutôt que de chercher à synthétiser et centraliser les contenus.

Dès les premiers échanges, le bien-fondé de l’orientation que nous avions retenue s’est confirmé. Thomas Makenholz (Primitivi) a immédiatement fait part des difficultés éprouvées par le collectif à cette période :

[…] on a évoqué l’idée de mettre sur la table nos questionnements sur notre présence et notre rôle de média de quartier en lien avec son public, lorsque l’actualité et les enjeux prennent une mesure qui nous dépasse.

[…] Ces questions se référant à l’actualité récente de Marseille entre le projet de requalification de La Plaine [une place du centre de la ville], les effondrements d’immeubles à Noailles, le scandale des délogés et la gestion municipale de la crise, et au-delà, toute la problématique du mal logement à Marseille. Où nous situer entre l’urgence d’informer et la nécessité d’analyser les situations ? Comment produire des actes qui fabriquent du sens et du réel ? [28/02/19]

Nous pouvions donc poursuivre dans cette voie et confirmer notre idée d’organiser, avec ces collectifs, un temps d’échange autour de la question des médias, comme Pascal Nicolas-Le Strat le précisait en réponse à Thomas Makenholz :

L’idée de « mettre sur la table nos questionnements… » est complètement en phase avec ce que nous attendons de ce moment, avant tout de travail, de co-élaboration. L’idée est vraiment de prendre ce temps, qui nous manque habituellement si cruellement, pour turbiner à partir des questions qui se posent à nous et des questions qui nous importent substantiellement. Y compris pour partager la difficulté à en faire quelque chose…

Nos ami-es d’En Rue de Dunkerque seront là. Nous avons engagé une recherche de long terme avec eux, dans le cadre de deux rénovations urbaines [dans les quartiers] Guynemer, (à Saint-Pol) et Degroote, (à Téteghem) […]. Arsène [Mbuma] d’Union Urbaine sera avec nous. La question des médias est vraiment importante. A Dunkerque, à l’initiative de Louis Staritzky, nous avons créé un Fanzine et Martine Bodineau assure une part de son travail de recherche avec la photographie [voir ici]. Je pense aussi à Youcef Chekkar qui sera avec nous et dont la thèse porte sur l’appropriation du cinéma par le peuple en Algérie [01/03/19].

Partager nos manières de faire recherche

C’est avec Arsène Mbuma, du collectif Union Urbaine, que je commence à élaborer la séance sur le thème « Faire recherche avec les médias ».

Présentations durant la séance « Faire recherche avec les médias » – 19 avril 2019 à la MSH Paris Nord – Photo Samantha Lebrun

Celui-ci propose de présenter un documentaire portant sur le parcours du club de Futsal Montpellier Méditerranée Futsal du quartier Petit Bart de Montpellier :

[…] notre association et média Union Urbaine, en plus des différents ateliers et formations que nous proposons à destination de différents publics, (carcéral, lycéen, universitaire etc.) réalise et produit un certain nombres d’œuvres culturelles transversales. Parmi elles, (podcast, reportages photos, vidéos…), on compte un documentaire de 52 minutes, qui retrace le parcours sportif d’un club de Futsal d’un quartier populaire montpelliérain. […] Je me dis que dans la thématique « Faire la ville en commun » notre film pourrait avoir sa place puisqu’il questionne le rapport (politique, social, sportif) entretenu sur un territoire donné, par un public donné et les mécanismes qui s’y jouent [20/02/19].

Malgré la qualité du documentaire, une projection d’une telle durée ne me semble pas convenir au contexte des rencontres et, comme me le rappelle Pascal Nicolas-Le Strat au cours d’un de nos échanges, il s’agit davantage de se centrer sur la question de « Faire recherche avec les médias » que d’exposer des contenus : « Ce qui nous importe en avril […] c’est leur “fabrication” et leur “manière de faire” recherche sur leur terrain et avec leur média » [04/03/19].

Je poursuis dans ce sens avec Arsène Mbuma qui s’empare immédiatement de l’idée d’une élaboration collective. Il connaît les réalisations de Primitivi, il s’est informé du travail de recherche mené à Dunkerque avec le collectif En Rue et formule des propositions pour composer la séance « média », se disant :

Très favorable à l’idée de faire part de notre fabrication sur les différents terrains, via la diffusion de plusieurs extraits illustrant notre empreinte et méthode. […] Ça me semble très pertinent d’envisager des interventions complémentaires [avec Primitivi] sous l’angle de la diffusion de contenu médiatique (et par extension tout ce que ça implique sur le champ social).

D’après moi [les travaux réalisés] à Dunkerque [collectif En Rue] s’insèrent également dans cette dynamique de création de contenu sur différents supports. On pourrait imaginer une projection des photos par exemple, accompagnée de commentaires des acteurs participants au projet En Rue [08/03/19].

J’organise les discussions au sein du « groupe média » que je constitue en associant les deux collectifs En Rue et Union Urbaine, ainsi que Youcef Chekkar et Louis Staritzky (mentionnés plus haut). Je transmets les questions et réflexions avancées par chacun et les échanges se poursuivent collectivement. Arsène Mbuma propose différentes pistes pour engager la réflexion, en particulier les notions de « proximité » et d ‘« actualité » :

J’aimerais inclure à l’axe « faire recherche avec les médias » la question de la proximité. Pour des médias au degré de diffusion restreint comme les nôtres, la proximité avec son terrain voire son sujet, que ce soit dans l’approche, le rendu (reportages, documentaires, etc) ou les moyens de communication, est une question fondamentale.

Au regard de nos expériences avec Union Urbaine, cette proximité est vecteur d’écho dans le monde social, que ce soit à l’échelle locale ou nationale. Dans cette optique, les actions réalisées à Dunkerque, par exemple, font état de cette proximité et les supports des fanzines en rendent compte. De plus, cette entrée permet d’évoquer le modèle économique idoine pour les médias engagés et insérés sur les territoires.

A la lumière des questions amenées par Thomas [du collectif Primitivi], la gestion et la définition de ce qu’est l’actualité me paraît une bonne approche pour échanger entre nos deux expériences (Primitivi et Union Urbaine) et, par extension, échanger sur la dichotomie entre information et analyse [25/03/19].

On voit ici comment, en amont des rencontres, les démarches des différents collectifs s’interpellent entre elles. Chacun peut ainsi poser une réflexion sur ses propres pratiques et identifier les éléments qui les caractérisent, spécifiquement ou en similitude avec les autres. Le projet de « se mettre en recherche » collectivement est déjà effectif durant ce temps de préparation.

Cette démarche de co-construction permet également d’associer Nicolas Burlaud, membre du collectif Primitivi, qui ne connaît pas les autres participants et craint de ne pas être « en phase » avec le contexte des rencontres.

Présentations durant la séance « Faire recherche avec les médias » – 19 avril 2019 à la MSH Paris Nord – Photo Samantha Lebrun

Attentive au fait qu’il puisse trouver sa place, je cherche à le rassurer en faisant valoir « qu’il s’agit de construire l’ensemble à partir des propositions ». Celle qu’il avance s’inscrit parfaitement dans la démarche d’ensemble et répond à notre intention de centrer les débats sur l’actualité des participants et leurs questionnements :

Nous faisons au quotidien un travail « d’actualité » avec des petites chroniques courtes qui informent sur la réalité des luttes urbaines de nos quartiers, qui archivent une parole et une réalité que les médias dominants ne documentent pas. Nous avons des velléités et des interrogations de faire mieux, ou plus, ou différemment. Avec notre « doctorat sauvage en média libre », nous avons [discuté] un certain nombre de fois [des questions] : « à quoi ça sert ? » ; « est ce qu’on peut faire mieux que juste garder trace du réel ? » ; « si on assume [le fait] qu’on veut avoir un rôle actif dans ces luttes, est ce qu’il faut qu’on invente des formes nouvelles ? » ; « qu’est ce que ça peut fabriquer ? »… 

En a découlé ce projet ambitieux de mélanger fiction et réalité : autour de la lutte de quartier contre la transformation/gentrification de la place de la Plaine. Nous avons imaginé une fiction utopique ou serait proclamée « la Commune libre de la Plaine » […]. 


Et puis en octobre, le rapport de force s’est durci. La mairie a décidé de tronçonner les arbres derrière [un cordon de] CRS en armes, et a construit un mur de 2m50 de haut tout autour de la place. Puis, dans le quartier de Noailles juste à côté, des immeubles se sont effondrés et ont tué 8 personnes. Puis il y a eu des manifs dures, [on a vu] des barricades en feu sur la Canebière et une vieille dame a été tuée par une grenade lacrymo [qu’elle a reçue en pleine figure], etc…
On a été complètement dépassé.es par la réalité. Nous sommes revenu.es à un traitement « classique » pour parer à l’urgence et on a fait 15 ou 20 films courts entre octobre et janvier ! C’est sûr qu’à ce moment-là, nos histoires de fiction et de Commune de la Plaine ne faisaient plus trop rigoler personne et nous paraissaient infantiles et incongrues !

On s’en remet à peine et on se demande comment retomber sur nos pattes. C’est ce genre de questionnements qu’on s’imaginait apporter [29/03/19].

La séance « Faire recherche avec les médias » s’est donc composée d’une intervention conjointe des deux collectifs6 qui ont présenté des extraits de reportages et engagé les débats à partir des questions développées ci-dessus. Youcef Chekkar7, rentrant tout juste d’un séjour de recherche en Algérie, a présenté quelques images d’une manifestation populaire qui a eu lieu à Alger au cours des jours précédents. Le collectif En Rue a montré une scène tournée au cours de son dernier chantier de construction.

Construire un scénario ouvert

Durant le travail de préparation mené par le groupe « média », des discussions s’engagent également au sujet des autres thèmes de recherche envisagés pour composer les deux journées des rencontres, en particulier le second, intitulé « Expérimentations sociales et politiques publiques ». Dans le même temps, les membres du réseau des Fabriques de sociologie sollicitent des chercheurs et/ou acteurs impliqués dans des initiatives collectives.

J’informe progressivement l’ensemble des participants des propositions d’interventions ou d’ateliers qui émergent – permettant ainsi différents « croisements » ou nouvelles propositions – tandis que le scénario des journées se précise chemin faisant : « Nous allons essayer d’élaborer un scénario qui “donne le ton” mais qui puisse rester ouvert et mobile, pour permettre des ajustements. L’idée serait que tout le monde soit suffisamment au fait de l’ensemble, pour pouvoir réagir en fonction de ce qui se passe, faire des propositions, décaler des choses » [07/03/19].

De la même manière, les différents thèmes que nous sommes en train de construire sont envisagés comme des axes « perméables », afin de faire place « aux multiples sujets qui nous préoccupent. Ces sujets pourraient être abordés, selon nos cheminements, dans plusieurs axes selon des entrées différentes » [25/03/19]. Par exemple, la notion de « proximité » évoquée par Arsène Mbuma plus haut rejoint celle de « permanence » ou de régularité, abordée dans le cadre du second thème « Expérimentations sociales et politiques publiques » qui est en cours de discussion.

Ces options permettent d’accueillir des personnes qui, informées par le bouche à oreille, font part de leur intention de participer aux rencontres. Je transmets à chacune des informations sur l’état d’avancement de nos réflexions et les encourage à formuler les sujets et questions qui les préoccupent. Ces nouveaux participants entrent ainsi dans la discussion et contribuent en amont à l’élaboration collective.

Parmi les « croisements » qui s’opèrent, la proposition initiale de l’équipe du collectif Union Urbaine de réaliser des prises de vues, ou une captation sonore sur place, incite Louis Staritzky et Nicolas Sidoroff8 à proposer la réalisation d’un fanzine durant les deux jours. À mon tour, j’imagine que nous pourrions installer un « atelier de fabrication » permanent durant les débats, afin que chacun puisse composer de courts textes, dessins, schémas, prendre des photos, etc.

Puis, tandis que nous cherchons à définir un troisième thème de travail autour de la question de l’apprentissage (au travers de l’action de terrain, de la recherche-action et du travail collaboratif), nous envisageons la possibilité d’aborder ce sujet, sur place, à partir des expériences présentées et débattues dans le cadre des autres thèmes.

Finalement, nous renonçons à ce troisième thème, afin de laisser la seconde journée entièrement disponible pour accueillir des propositions qui n’auraient pas trouvé place la veille et pour achever les diverses fabrications.

« Rechercher en fabriquant, fabriquer en recherchant »: les groupes au travail – 20 avril 2019 – Université Paris 8

Impromptu : un temps pour faire recherche en fabriquant

Au cours de la soirée de la soirée du 19 avril, les participants étaient conviés à un dîner organisé dans la salle de spectacle La Belle Étoile9. Ce temps informel a permis de poursuivre les discussions engagées durant la journée et d’avancer quelques pistes pour le lendemain.

Au matin de la seconde journée, des groupes se sont formés et mis au travail très rapidement, pour s’atteler à la fabrication de récits sous différentes formes. Des témoignages audio ou écrits, des photos, des dessins ont été collectés pour composer le Fanzine « Faire la ville en commun », dont une première version a été réalisée sur place [la version finalisée est accessible sur la Fanzinothèque]. Comme l’indique l’éditorial du fanzine, cette journée de fabrications improvisées a constitué une véritable expérience de coopération :

Ces vendredi 19 et samedi 20 avril 2019, […] avaient lieu les rencontres « Faire la ville en commun, expérimentations citoyennes et coopération ». Ce dernier mot a été expérimenté en direct avec les participant.es du samedi pour fabriquer (rechercher en fabriquant, fabriquer en recherchant) un film et une première version d’un fanzine, plein de rires et de grandes réflexions… Deux semaines plus tard, comme convenu avec les participant.es, nous revenons avec une version plus étoffée du fanzine en y incluant les contributions finalisées des un.es et des autres.

Les travaux de cette journée ont donné lieu à trois autres réalisations, publiées dans le n°4 de la revue Agencements (voir en bas de page – les articles de ce numéro sont en accès libre sur cairn info) :

° Un article du Collectif-en-devenir : « Pratiques de Fanzines », qui traite de ses propres expériences et de celles de différents collectifs, dont En Rue et les collectifs associés au projet « Un Futur Retrouvé » (UFR) qui se déroule dans le cadre de la rénovation urbaine du quartier Mermoz de Lyon10.

[…] Nous proposons donc une retranscription fictive qui pourrait être celle d’une discussion que nous aurions décidé d’animer sur la pratique du fanzine dans une journée comme celle de « Faire la ville en commun ». Nous avons imaginé ce qu’aurait pu produire cette rencontre à partir de la matière tout à fait réelle que nous avions entre les mains. Nous prévenons donc dès maintenant tou·tes les participant·es de ne pas s’étonner de se retrouver dans cette discussion qui n’a pas tout à fait eu lieu, en tout cas pas dans les rapports d’espace-temps classiquement admis dans les rencontres en sciences sociales.

° Un article collectif : « Masser les institutions. Faire bouger les lignes » , émergeant autour des questions abordées la veille, dans le cadre du thème « Expérimentations sociales et politiques publiques ». Le titre de l’article est inspiré du travail de Gabrielle Boulanger et Marion Levoir, qui ont raconté « l’expérimentation qu’elles ont menée dans plusieurs quartiers populaires du Sud de l’agglomération Grenobloise et l’importance du « massage » dans cette aventure ».
Le texte présente les récits de trois situations particulières « mettant en scène un moment de confrontation avec l’institution » :

Le vendredi 19 avril après-midi, l’atelier avait pour thème « Expérimentations sociales et politiques publiques ». Les échanges portaient sur la difficulté d’associer les institutions aux expérimentations que mettent en place les collectifs, de les intéresser et leur permettre d’y contribuer sans qu’elles ne les instrumentalisent, n’y voyant plus que leur intérêt ; différentes expériences étaient évoquées, consistant à investir d’autres médias (photo ou vidéo) pour « faire recherche différemment » et produire un autre vécu (émotionnel) dans le lien construit avec les institutions. Et au fil de ces échanges, le motif du « massage » a surgi.
(Jilali , Régis Garcia, Léocadie Mbous, Arsène Mbuma, Malo Morvan, Adrien Péquignot).

° Un montage vidéo : « Faire (ville et) film en commun : un film-collage-montage-cadavre exquis », qui a été réalisé au cours de la journée du 20 avril, à partir des extraits de films présentés au cours de la séance « Faire recherche avec les médias » et de séquences tournées le jour même, durant l’atelier de massage organisé par Gabrielle Boulanger et Marion Levoir (Projet ArtCare, Grenoble11).

Des militants qui luttent pour garder voix au chapitre dans l’évolution de leur quartier…
Des sociologues qui réfléchissent à ce qui nous unit, à comment une séance de massage ou la fabrication collective de mobilier urbain en béton peuvent créer un cadre de rencontre…
Des journalistes de proximité qui filment un tournoi de FUTSAL inter-quartiers comme un moment de communion…
Des images filmées dans les rues d’Alger où le Peuple manifeste pour sa liberté et sa dignité…
Qu’est-ce qu’on fout là tous ensemble, après quoi on court en se réunissant pour « faire la Ville en commun » ?
Un film-collage-montage-cadavre exquis réalisé en express à plusieurs mains, à plusieurs têtes, à plusieurs textes, qui assemble des bribes de tout ça, capte et ponctionne par le fait de saisies récurrentes et fait émerger quelque chose…
(Janie Adgé, Nicolas Burlaud/Primitivi, Youcef Chekkar, Marie Menaut, Victor Van der Woldenberg/Union Urbaine)

L’atelier de massage organisé par Gabrielle Boulanger et Marion Levoir – 20 avril 2019 – Université Paris 8

Trois conditions pour « faire en coopération »

L’ensemble de cette réflexion – nourries par les observations réalisées durant la préparation de ces journées et par la lecture des mails archivés – m’amène à relever trois points qui permettent de caractériser la « manière de faire en coopération » qui a été mise en œuvre.

Premièrement, il s’agit de prendre en compte l’expérience des participants en matière de coopération. Si un tel pari (improvisation et fabrication) pouvait sembler risqué ou franchement déraisonnable, nous avions plusieurs raisons de penser qu’il pouvait être tenu. Nous savions que nous pourrions compter sur la contribution des membres du réseau des Fabriques de sociologie et sur celle des membres des collectifs invités, ces personnes ayant toutes une grande expérience des pratiques collectives dans différents contextes. Par ailleurs, les premières phases de préparation des rencontres montraient que la dynamique de construction collective était déjà bien engagée.

Deuxièmement, la posture de l’organisateur est essentielle. S’il s’agit bien d’arrêter des orientations et de porter une démarche, il est cependant nécessaire de ne pas avoir d’idée préconçue sur le contenu, de ne pas avoir d’avis ni d’envie particulière concernant ce qui se fera en pratique. Cette « absence », qui se présente comme un paradoxe (arrêter des orientations mais ne pas formaliser les contenus), constitue selon moi une condition nécessaire permettant de faire une véritable place aux personnes sollicitées pour contribuer au projet.

Troisièmement, certaines modalités d’animation des échanges sont indispensables pour permettre une élaboration collective. C’est la remarque de certains de mes interlocuteurs, au sujet de la longueur des mails que je leur adressais, qui m’a permis de prendre conscience de l’option que j’avais adoptée pour engager les discussions : j’ai en effet diffusé largement les premières propositions et pistes de réflexion plutôt que de communiquer la synthèse d’échanges individuels. Cette option résultait davantage d’une nécessité que d’un choix délibéré : je cheminais véritablement au fil de ces échanges et j’éprouvais le besoin de partager mes réflexions et celles émises par les uns et les autres.

Des discussions collectives se sont installées progressivement, suscitant de nouvelles propositions et engageant chacun dans la co-construction des rencontres.

On peut également retenir ici que la meilleure garantie pour atteindre l’objectif d’une construction collective est d’y être obligé. La deuxième condition énoncée ci-dessus – ne pas disposer d’un projet préconçu – constitue en effet une contrainte opérante, car elle impose de construire « en marchant » et en collaboration.

Cette démarche a permis que la première journée se déroule dans de très bonnes conditions. Celle-ci a été vécue comme une expérience partagée, entre des « intervenants » devenus co-organisateurs et des « invités » devenus réellement participants.

Ces conditions expliquent certainement la facilité avec laquelle les groupes se sont constitués dès le début de la deuxième journée pour faire « improvisation », la qualité de leur engagement dans un travail collectif et celle des différentes « fabrications ».

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Agencements n°4
Décembre 2019

Ce texte a été publié dans le revue
Agencements : Recherches et pratiques sociales en expérimentationÉditions du commun.
Disponible sur Cairn Info

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Notes

** Pour faciliter la lecture, les notes sont également accessibles en pdf: ici

1 Les rencontres ont bénéficié du soutien de l’Université Paris 8, de l’Université Paris Lumières, de l’Établissement Public Territorial de Plaine Commune, et de celui du dispositif IdeFI-CréaTIC (un programme initié par l’Université de Paris 8 et l’Université Paris Nanterre – 2012/2019 – en réponse à l’appel des « IDEFI »), soutenant des formations et manifestations produisant des « œuvres collectives de recherche /action/création ».

2 Pascal Nicolas-Le Strat est professeur en sciences de l’éducation (Université de Paris 8 – Laboratoire Experice).

3 Le réseau des « Fabriques de sociologie » a pour objectifs de développer des coopérations entre praticiens-chercheurs, militants et professionnels, et de documenter les manières de faire recherche en commun, à l’échelle de territoires, dans le cadre de projets ou au sein d’institutions.

4 Régis Garcia est doctorant en sciences de l’éducation (Université Paris 8 – Laboratoire Experice).

5 L’équipe est constituée de Pascal Nicolas-Le Strat, Louis Staritzky, doctorant en sciences de l’éducation (Université Paris 8 – Laboratoire Experice), et de moi-même. Le projet du collectif En Rue consiste à rééquiper les espaces publics des quartiers, en favorisant des formes d’auto-construction et l’intégration des savoir-faire des habitants.

6 Victor Van der Woldenberg, membre de l’équipe d’Union Urbaine, a également contribué à l’intervention.

7 Youcef Chekkar est doctorant en sciences de l’éducation (Université Paris 8 – Laboratoire Experice).

8 Nicolas Sidoroff est doctorant en sciences de l’éducation (Université Paris 8 – Laboratoire Experice).

9 Située dans le quartier de La Plaine et gérée par la Compagnie Jolie Môme, la Belle Étoile accueille des manifestations artistiques et des initiatives d’acteurs du quartier et de la ville.

10 Il s’agit de la Compagnie de théâtre Augustine Turpaux, du Collectif d’architectes Pourquoi Pas !? et du collectif de Recherche Action Publique Publics (RAPp) qui édite le fanzine L’Entre.

11 Dans le texte : « On crée une ville avec nos villes », figurant dans le Fanzine « Faire la ville en commun », Gabrielle raconte leur voyage en métro avec leur « salon de massage mobile », quelque peu encombrant.