Martine BODINEAU

actrice des Fabriques

Reportage en quartiers nord : socio-fiction tout public

Ce texte présente des situations fictives, comme le suggère son titre, mais le point de vue exposé, relatif à la question de « l’accès à la culture », s’appuie sur mon expérience d’habitante de la ville de Saint-Denis et de militante de quartier1. Je fais donc partie du « public destinataire » des initiatives culturelles ou sociales, portées ou soutenues par les politiques publiques, celles-ci visant à sensibiliser, éduquer, associer, les habitants des quartiers « populaires ».

Saison 1, épisode 1

En route vers un « QPV »
Deux journalistes, dans une voiture.

– Journaliste (au volant, répétant à haute voix) : Nous sommes donc aujourd’hui à Saint-Denis – 93, dans un QPV, un « quartier prioritaire de la politique de la ville », selon le nom officiel attribué par le ministère de la Cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales.

– Stagiaire : Sans déconner, c’est le vrai nom du Ministère ?

– Journaliste : T’as bien potassé ton dossier toi, à ce que je vois !

– Stagiaire : J’ai pas eu le temps. Je suis que stagiaire, on m’envoie parce que mon tuteur est malade.

– Journaliste : Super… !

– Stagiaire : À ton avis, comment on sait qu’on est dans un QPV ? Y’a pas de barrière, ni de panneau. Les gens ils le savent tu crois, qu’ils sont en QPtruc ?

– Journaliste : Peut-être… Je sais pas, on va bien voir.

– Stagiaire : Tiens, c’est bizarre ! Il manque un P, on devrait dire QPPV, puisqu’il y a « prioritaire » et « politique ». C’est lequel qui a sauté, tu crois ?

– Journaliste : Bof… j’en sais rien… laisse tomber !

– Stagiaire (lisant l’écran de son téléphone) : Sur le site du ministère2, c’est écrit :

Pour pallier les inégalités sociales et urbaines la France a mis en place, et ce depuis les années 80, la politique de la ville dans les quartiers dits prioritaires. Cette politique globale agit sur tous les pans du droit commun en déployant des projets locaux tant au niveau de l’emploi, de l’éducation, de l’amélioration du cadre de vie, de l’accès à la culture et à la santé ou encore du développement économique. Aussi, la mise en œuvre de la politique de la ville fait appel à la fois à des structures nationales et locales.

– Journaliste : Oui, c’est ça… Et donc ?

– Stagiaire : Ben… depuis le temps…, ils devraient plus être prioritaires les PQ… les QP…, euh… les quartiers ! Ça n’a pas marché la politique de la ville ?

– Journaliste : Bon, écoute, je sais pas. On va arriver, là, faut qu’on se gare. Notre sujet c’est l’accès à la culture, tu vois ? C’est soft, et plutôt sympa… pas la peine de se prendre la tête, hein ?

– Stagiaire : Ok, d’accord !

Apprenez à parler l’indien !
Dans un café : les deux journalistes et une habitante d’un QPV.

– Journaliste : Donc, pour vous, l’accès à la culture… ?

– Habitante : Comment dire ? … Nous, en vrai, on s’en fout un peu de leur culture…, enfin… complètement même ! Qu’ils commencent par apprendre l’indien, hein ! Et après on verra !

– Stagiaire (à voix basse) : Ok… ? Ça commence fort… !

– Journaliste : Shuuut ! Euh… oui ? Apprendre l’indien, c’est-à-dire ?

-Habitante : Ben oui ! Si tu vois les choses du côté des cowboys ou si tu les vois du côté des Indiens, c’est pas la même histoire… j’te fais pas un dessin !

– Journaliste : Évidemment… mais… ?

– Habitante : Franchement… si t’es un Indien, tu te demandes pourquoi un cowboy, un blanc quoi…, pourquoi il tient absolument à te faire partager quelque chose qui lui plaît, à lui. Pourquoi il reste pas tranquillement dans sa réserve… enfin dans son quartier, j’veux dire ?

– Stagiaire : Mais…, à propos… on ne dit pas « les quartiers » pour parler des endroits où vivent les… les autres gens… il me semble, non ?

– Journaliste : Hum, oui… Bon… passons !
Donc on disait…, partager… C’est peut-être généreux de sa part, de vouloir partager, vous ne pensez pas ?

– Habitante : Euh… bof ! C’est vrai que c’est souvent des blancs sympas, plutôt cool. Ils te forcent pas, hein ! Ils te menacent pas… (rire). Mais ils insistent un peu tout de même, ils t’expliquent qu’ils te proposent des choses pour ton bien.

– Journaliste : Et c’est pas bien pour vous ?

– Habitante : Nous, on n’a rien demandé, tu vois ! On les a pas invités. Et si on dit « non merci », si on ne va pas là où ils voudraient qu’on aille, pour voir des spectacles, des conférences ou des expositions de blancs, ils disent que les Indiens manquent de curiosité, d’éducation, ou de je ne sais quoi.

– Stagiaire : Ah oui, c’est pas très sympa, en fait !

– Habitante : Ouais, c’est plutôt insultant et pas si généreux que ça, quand on regarde bien. Parce qu’en général, c’est leur travail de venir chez les Indiens et de leur proposer des trucs pour les éduquer ou les animer. Ils sont payés pour ça, pas forcément très cher, mais ils sont payés.

– Stagiaire : Ah bon ?

– Journaliste : Bien sûr, c’est un travail. C’est leur profession d’être artiste. Ils construisent des projets artistiques et essaient d’obtenir des subventions.

– Habitante : Oui, et on peut se demander pourquoi autant de blancs veulent travailler pour le bien des Indiens. Est-ce qu’on ne les paie pas s’ils veulent aller ailleurs ? Les blancs ne veulent pas d’animateurs-éducateurs-artistes sympas chez eux ?

– Stagiaire : Y’ a des subventions pour eux dans les QP… et pas chez les blancs ? C’est curieux !

– Journaliste : C’est plus compliqué que ça !
Mais moi…, je me demande depuis tout à l’heure : vous pensez vraiment qu’on peut comparer les banlieues… les quartiers, avec des réserves d’Indiens ?

– Habitante : Non bien sûr, c’est pas la même chose (rire). Mais tu vois c’ que j’veux dire ? Si on veut se faire comprendre, il faut qu’on trouve des trucs, des images, pour que ça pose des questions. Sans ça, y’ a pas de questions. Personne ne se demande comment c’est, en vrai, quand tu vis dans ces quartiers… ou de quoi t’as envie.

– Stagiaire : Oui, c’est vrai ça !

– Journaliste : Et… apprendre l’indien alors ?

– Habitante : C’est un artiste qui disait : « Notre culture, c’est aussi de LA CULTURE ! […] Apprenez l’indien et nous, nous sortirons peut-être de nos réserves, de nos préjugés ».
C’était Hocine Ben, un slameur et comédien qui vivait dans la ville d’à côté, à Aubervilliers. Il était venu jouer son spectacle ici, au théâtre3. C’était… il y a bien dix ans, mais je n’ai pas oublié ses mots.
Tu vois…, il nous faut des artistes d’ici. Des gens qui ont travaillé et réfléchi, qui arrivent à exprimer les choses. Toi, tu sens bien qu’il y a une embrouille, qu’on t’englue avec des belles paroles et des beaux sentiments… mais tu te sens un peu con et tu ne sais pas comment le dire.

– Stagiaire : Ah ouais, tu ne sais pas comment… ?

– Habitante : On te fait tellement sentir que tu es limité, inférieur – et ça commence souvent à l’école – que… même si tu le crois pas vraiment…, t’as du mal à élever la voix. Et si tu cries un peu trop fort, là on dit que t’es agressif et violent.

– Stagiaire (en riant) : Un sauvage, quoi !

– Journaliste (au stagiaire) : N’exagère pas non plus !

– Habitante : Si, c’est un peu ça ! Faut civiliser les sauvages4

– Journaliste : Mais, les artistes qui proposent de partager, c’est pour qu’il y ait plus d’égalité, non ?

– Habitante : Oui, souvent ils le croient. Ou ça les arrange de le croire. Mais elle est justement là l’embrouille ! Ils pensent que leur culture à eux, ça n’est pas UNE culture, ils pensent que c’est LA culture. Et donc, toi, t’as pas de culture, t’as rien. T’ES rien ! T’es juste, à la rigueur, le « grand public » qui ingurgite de la « culture commerciale ». C’est pas vraiment l’égalité ça !

– Journaliste : Mais, il y en a bien certains… ?

– Habitante : Mais oui, heureusement ! Y’ en a qui cherchent à connaître et qui font l’effort d’apprendre l’indien. Ils ne débarquent pas comme ça, ils se font inviter. Et je te promets que ça change tout ! Alors là oui ! On accepte nous aussi d’apprendre et de découvrir des choses qu’on ne connaît pas. On veut juste des relations normales, des vrais échanges. La vraie vie, quoi ! C’est pas plus difficile que ça !

– Stagiaire : Oui, normal quoi ! C’est simple à comprendre.

– Habitante : Et ben, justement, on dirait que non. Beaucoup de gens croient qu’on apprécie des choses qui ne leur plairaient pas à eux. On n’a pas plus envie qu’eux d’être animés, sensibilisés, éduqués ou je ne sais pas quoi.

Nous aussi on a besoin de NOTRE culture, d’écouter et de voir NOS artistes. Le théâtre et le conservatoire, les lieux artistiques branchés…, pourquoi pas ? Si on nous accueille et si on n’a pas l’impression d’être des intrus. Et surtout, il faudrait des endroits pour que les artistes indiens puissent se former et travailler. Le jour où les instruments qu’on met dans les mains des gamins, par exemple, viendront de tous les coins du monde, là ça commencera à ressembler à LA culture !

– Journaliste : Bien…, on va devoir s’arrêter. Merci à vous, c’est très gentil d’avoir bien voulu nous répondre.

– Habitante : Voilà ! C’était votre première leçon d’indien, j’espère que ça vous a plu ?

– Stagiaire : Oui, super ! C’était passionnant.

– Habitante (sortant du café) : Tant mieux, revenez quand vous voulez !

– Journaliste : Euh… oui merci, au revoir…

– Stagiaire (lisant l’écran de son téléphone) : Ah ! Le voilà le texte d’Hocine Ben, il est encore sur le site du théâtre…

Nos quartiers sont sensibles et demandent toute notre attention.
Alors pourquoi ces détours pour parler de la culture des autres ?
Culture émergente. Musique actuelle. Art de la rue. Poésie urbaine…
Culture d’en bas pour France d’en bas…
[…] Notre culture, c’est aussi de LA CULTURE !
[…] Aujourd’hui on tend à nommer des assistantes sociales à la tête des grandes institutions culturelles, demain vous verrez qu’on nommera des Général Custer pour diriger nos CDN.
« Votre mission si vous l’acceptez sera de pacifier les tribus d’Indiens récalcitrants et de les faire sortir de leurs réserves bétonnées… »
Apprenez l’indien et nous, nous sortirons peut-être de nos réserves, de nos préjugés.

Saison 1, épisode 2

Ce second épisode rapporte les propos tenus par les membres du « 110 », Centre socio-culturel coopératif de Saint-Denis5, au cours de leur séminaire organisé en janvier 20226.

Retour du QPV : les mots qui parlent des gens
Deux journalistes, dans un bureau.

– Journaliste : Alors ? Cette réunion au centre socio-culturel, c’était comment ? Tu ramènes quelque chose ?

– Stagiaire : C’était bien, accueillant, détendu… mais je ne m’attendais pas à ça.

– Journaliste : Ah bon ? Pourquoi ?

– Stagiaire : C’était pas juste une réunion, c’était un séminaire, avec des ateliers. Et le sujet de cet atelier c’était : « Les mots que les institutions emploient pour parler des gens ; revendiquer nos propres mots ». Il y avait une liste affichée au tableau. Les personnes, une majorité de femmes installées en rond, ont commenté, discuté et apporté des témoignages.

La voilà la liste ! (il lit) :

Le public – Public captif – Public motivé – Public empêché – Accompagnement – Créer du lien social – Mixité sociale – Les mamans – Les habitant.e.s – Parents démissionnaires – Les jeunes – Migrant/immigrés/d’origine… – Inter culturel – Insertion sociale – Intégration – Handicap – Décrochage scolaire – Remettre du cadre.

– Journaliste : Oui, bon… on les connaît ces mots… Et alors ? C’était quoi la discussion, t’as trouvé ça intéressant ?

– Stagiaire : J’ai été surpris au début. J’avais jamais pensé aux gens qui sont désignés par ces mots. Quand c’est eux qui parlent, ça change des choses en fait !

– Journaliste : Ah ouais ?

– Stagiaire (lisant ses notes) :

* Les institutions culturelles disent « notre public », le « public cible »… Le public cible, c’est celui des quartiers dits défavorisés, populaires ou prioritaires. Le public qui ne vient pas spontanément et qu’il faut aller chercher.

* Le public « motivé », je croyais que, dans une médiathèque, ça désignait les personnes qui aiment lire, qui viennent souvent. Mais non, ça désigne celles qui lisent les livres considérés comme les plus élaborés, les plus importants, le plus haut niveau des capacités de lecture. C’est une manière d’indiquer des catégories.

* Pour les gens qui ne fréquentent pas les lieux culturels, on les appelle « le public empêché ». Ça veut dire que s’ils n’y vont pas, c’est parce qu’il leur manque quelque chose. Ce qui est proposé par ces lieux devrait forcément leur plaire, s’ils n’étaient pas « bloqués », ils devraient forcément s’y sentir bien.

* Le public « captif » c’est quand on a besoin de remplir une salle. On va chercher des gens dans les centres sociaux ou les maisons de quartier. On nous dit : « est-ce que vous avez des jeunes, des femmes… » ?

* C’est surprenant de parler de cette façon. C’est un peu du racolage ! Si on pousse un peu, c’est du trafic de public, du trafic humain…

* C’est l’image de l’esclavage. On capture des gens. On les capture soi-disant pour les libérer, puisque la culture devrait les libérer…* Les institutions culturelles disent « notre public », le « public cible »… Le public cible, c’est celui des quartiers dits défavorisés, populaires ou prioritaires. Le public qui ne vient pas spontanément et qu’il faut aller chercher.

– Journaliste : Hum ! Inattendu, en effet !

– Stagiaire (poursuivant) :

* Se libérer, c’est ce qu’on nous propose. C’est plutôt une assignation extérieure. On doit se libérer, d’une certaine façon. Il ne s’agit pas qu’on se libère nous-mêmes.

* J’ai fait l’expérience d’un atelier d’écriture en tant que « public captif ». On nous parle comme à des ignorantes.

* À la maison des femmes aussi, on nous infantilise : « vous ne pouvez pas avoir d’autres enfants, vous devez prendre la pilule… ».

* C’est une logique coloniale, en fait !

– Journaliste : Ah oui… ça va loin tout de même !

– Stagiaire : Oui, carrément ! Mais écoute les témoignages ! On ne se rend pas compte que des gens vivent ça au quotidien.

* Quand tu vis en banlieue, on te traite souvent comme un « cassos » (cas social). Il n’y a pas forcément des mots racistes, mais un regard, une attitude. Moi, j’ai le nom de mon mari, un nom africain, donc rien qu’au téléphone je sens comment on me considère.

* On croit toujours qu’on vient réclamer quelque chose, on n’imagine pas qu’on puisse venir à un rendez-vous, en tant que professionnel par exemple. Comme je suis un Noir, la secrétaire pensait que je venais pour demander un logement. Elle ne voulait pas entendre que j’avais rendez-vous avec le directeur.

– Journaliste : C’est vrai…, on ne se rend pas compte…

– Stagiaire : Et il y a eu une chose intéressante aussi. C’est la question de comment désigner les personnes qui sont de nationalité française, mais qui ne sont pas nées en France, ou qui y sont nées mais qui n’ont pas l’apparence des « Français-Français ».
Pendant combien de temps on peut dire d’elles qu’elles sont « issues de l’immigration » ou d’origine ceci ou cela ? Mais si on évite de les nommer, ça revient à nier ce qu’elles vivent, nier la façon dont elles sont considérées.
C’est pas facile, en vrai ! Ce qui a été dit, c’est qu’il fallait accepter de rester dans cet « embarras ».

– Journaliste : Non… pas facile !

– Stagiaire : Tu crois qu’on pourra faire un papier ?

– Journaliste : On va essayer, mais c’est pas gagné…

– Stagiaire : En tout cas, je suis content d’avoir un peu appris l’indien ! (Rire).

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Ce texte a été publié dans le revue
Agencements : Recherches et pratiques sociales en expérimentationÉditions du commun.
Disponible sur Cairn Info

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Notes

1 – Je vis dans le quartier HLM de la « ZAC Basilique » depuis 35 ans.

2https://www.cohesion-territoires.gouv.fr/acteurs-de-la-politique-de-la-ville

3 – « Les cinq Bancs », Parole donnée, Programme de la saison 2010-2011 du TGP (Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis).

4 – Voir l’extrait du texte d’Hocine Ben, plus loin.

5 – Dans lequel je suis impliquée, en tant que coopératrice bénévole. Voir Le petit magazine #00 « Histoire d’étoiles », janvier 2021.

6 – Plusieurs chercheuses et chercheurs du Laboratoire Experice, de l’Université de Paris 8, ont été invités et ont participé à ce séminaire.