La création de cette page est destinée à mettre en pratique mon envie de publier des textes, courriers, notes… préservées dans mes archives disparates. Beaucoup d’entre eux font état de mes activités de sociologie « buissonnière », selon l’expression que j’ai employée au début de ma trajectoire universitaire (à l’Université Vincennes Saint-Denis), activités dont j’ai longtemps sous-estimé la portée en termes de recherche.
Comme on dit par chez nous (dans le réseau des Fabriques de sociologie): « Comment s’y prendre pour commencer ? Et bien en commençant ! ». Je commence donc en publiant ici quelques premiers éléments, tirés du dossier « rubrique en vrac » que j’ai créé dernièrement pour entreposer, à l’abri de la poussière, une sélection de textes que je destine à cette page. Je verrai ensuite si il y a lieu d’organiser tout ça et comment.
Voici donc une première série de trois textes, réunis sous le titre qui suit:
Jeunes des banlieues, « émeutes » et geysers sauvages…
En faisant dernièrement du ménage dans ma messagerie, j’ai retrouvé un de mes échanges avec Régis Garcia et Louis Staritzky, daté du 8 février 2024, intitulé Dossier « parentalité » – des vieux textes sortis de mes archives, que j’introduis comme suit : « La conversation de ce soir m’a fait penser à des textes que j’ai écrits dans différentes circonstances et que j’ai conservés ».
Ce soir-là, se tenait une réunion en visio du petit groupe préparant le n°11 de la revue Agencements, pour lequel Régis rédigeait son article « Détournement de problème public : criminaliser les parents », portant sur les discours tenus par les personnalités politiques et les membres du gouvernement à propos des « émeutes » qui ont suivi la mort du jeune Nahel, tué par un policier en juin 2023.
Régis écrit en introduction de son texte, à présent publié (en ligne sur cairn info) :
Lorsque, durant les mois qui suivent, j’entends ces commentaires, je me rends compte que l’analyse du référentiel des politiques publiques de soutien à la parentalité, que j’avais dressée dans le cadre de ma thèse de doctorat, constitue une grille de lecture opérante […] pour décrypter le discours qui est construit à l’encontre des parents et comprendre ce qui est à l’œuvre.
Je présente donc, dans mon message, les 3 textes qui y sont joints ainsi que leur contexte :
Je les joins juste pour alimenter les discussions et apporter un des angles de la question qui ne s’appelait pas encore « parentalité », du moins dans mon entourage.
A cette période, 2005-06 [après l’obtention de mon DESS d’ethnométhodologie] je pouvais commencer à formuler plus facilement ce que je voulais dire. J’avais déjà entamé des relation avec mes « jeunes voisins » [situés dans la catégorie « jeunes de banlieue »] et je remarquais à quel point les jugements les plus fréquents, dont ceux de la classe militante en contexte municipal communiste, était discriminants vis-à-vis des plus jeunes.
Le premier texte date de la période des « émeutes » de 2005. Il a été diffusé sur je ne sais plus quel réseau qui appelait à la présence d’adultes dans les rues le soir.
Le second est de juin 2006. Il réagit à un tract, diffusé par un groupe de militants communistes (selon mes souvenirs, je ne l’ai pas trouvé dans mes archives) à propos des « violences ». Le tract faisait clairement le lien entre les « auteurs des violences » et la situation des familles « défavorisées »… Je l’avais envoyé aux personnes qui m’avaient adressé le tract, je n’ai eu aucun retour.
J’en joins un 3ème, de juin 2017 (quelques jours après la fin de mon parcours doctoral donc…, je l’aurais cru plus ancien). Il concerne davantage l’espace de la ville, mais aussi la qualification de tous les actes des plus jeunes en termes de délinquance. Je l’avais publié sur un blog local [*], qui regorgeait de messages indignés face au phénomène des « geysers sauvages » (l’ouverture des bornes à incendie des rues) intervenu en période de canicule.
[*] Vérification faite, je l’ai publié sur ma page Facebook le 23 juin 2017.
1- Temps d’« émeutes » : appel à des rencontres nocturnes – décembre 2005
Les habitants du centre-ville [de Saint-Denis], qui se sont regroupés dans la rue les soirs de « crise » du mois de novembre, proposent de poursuivre ces rencontres nocturnes – Prochain RV mardi 6 décembre au café l’Émaillerie ( rue Jean-Jaurès ) à 21h00.
Nous nous sommes retrouvés au cours de ces soirées, parce que nous avions envie d’être présents, d’occuper dans la rue notre place d’habitants et d’adultes. Cette place dont nous aurions démissionné, parents « défaillants » que nous sommes. La place qu’on nous refuse quand nous la revendiquons, en nous demandant de rentrer chez nous, comme l’ont fait les CRS au cours de ces soirées.
Pourquoi, nous ne sommes pas chez nous dans la rue ?
Il faut vider les lieux, faire place nette ? Laisser les jeunes exprimer leur colère dans le vide pour qu’elle leur retombe sur la tête faute d’avoir été entendue ? Il nous faut « circuler » et abandonner aux forces de l’ordre le soin de rétablir, sinon la « paix urbaine », du moins le silence ?
Nous n’avons rien à faire là ? Rien à dire, rien à voir ? Chacun doit rentrer chez soi, devant sa télé pour voir et entendre la Banlieue telle qu’on nous la fabrique. Attendre le retour du calme pour parler d’autres choses, oublier la colère et ceux qui en ont reçu les éclats. Ceux-là ont accédé au statut de « victimes des violences » le temps d’un « 20 h », puis ils ont été renvoyés dans leurs quartiers « difficiles » pour continuer de souffrir en silence.
Sans prétendre apporter des réponses à l’expression de cette colère, nous aimerions au moins essayer de l’entendre. Si « brûler des voitures n’est pas la meilleure manière de s’exprimer », c’est peut-être à nous d’en proposer d’autres ?
2- Quelle lecture politique de « la violence » ? – juin 2006
Quelques mois après avoir adressé ce texte à Louis et Régis, je l’ai convoqué à nouveau dans un long récit intitulé « Récits de vie, récits de ville. L’ancrage dans un morceau de territoire », publié en novembre 2024 sur le site Quartiers en recherche.
Je reproduis ici le passage de ce récit.
J’avais déjà été interpellée […] par le contenu d’un texte diffusé par des militants locaux, en juin 2006, appelant à se mobiliser pour « endiguer la violence » et introduit comme suit :
Nous pouvons et nous devons intervenir individuellement ou avec d’autres pour endiguer la violence, tisser des liens de solidarité, surmonter des situations sociales et éducatives difficiles de familles qui vivent l’inacceptable, source parfois de comportements en totale rupture avec les règles de vie communes.
J’avais adressé un long message aux militants avec lesquels j’étais encore en contact, dont je livre ici des extraits :
L’idée que les difficultés viennent de jeunes issues de familles en difficulté me paraît un stéréotype que nous trimballons tous et qui contribue à nous mener à l’impasse.
[À propos de ma relation avec les jeunes voisins] Au départ, je me les représentais comme des « mômes » paumés, issus de familles en difficulté. Puis j’ai compris qu’ils étaient scolarisés et pas si paumés que ça. Ils savent comment ils sont perçus et font ce qu’il faut pour que ça continue. Ils jouent très bien des représentations qui sont véhiculées à leur sujet. (L’un d’eux m’a dit un jour que je ne l’avais pas vu depuis plusieurs semaines parce qu’il était en prison. Il s’est bien marré de voir que j’étais prête à le croire).
Puis j’ai eu l’occasion de rencontrer des familles de jeunes, qui comme ceux-là, occupent les espaces des immeubles du centre. Il s’agissait de familles modestes, d’origine nord africaine, qui ne correspondent pas du tout à l’image de la famille « disloquée » qui « produit des enfants perturbés ». Les parents sont présents, les enfants ont été scolarisés, les filles aînées travaillent. Les garçons « traînent dehors » mais les familles ne sont pas vraiment au courant de ce qu’ils font. Elles sont sans doute inquiètes, notamment du fait qu’ils n’ont pas de travail, mais il me semble qu’elles ne considèrent pas leurs fils comme faisant partie de ceux qui créent des problèmes dans le quartier.
En fait, elles font comme chacun de nous. Elles considèrent que ce sont les enfants des autres qui se comportent mal, mais pas les leurs. Chacun considère que quand les enfants « déconnent », c’est que les familles n’ont pas fait ce qu’il fallait. Comme on a fait ce qu’il faut, ça ne peut pas nous arriver à nous. Le fils est dehors, à son âge, c’est bien normal, on ne peut pas savoir tout ce qu’il fait.
Je connais personnellement plusieurs exemples, parmi mes proches et pas forcément en banlieue, de parents loin d’être économiquement et culturellement démunis, dont les enfants ont été élevés dans des conditions confortables et qui se sont mis à « déconner » plus ou moins gravement. Les parents se sont trouvés tout à fait démunis devant ces difficultés. Ils ont vécu très durement le fait de se retrouver dans la situation de parents « qui n’ont pas dû faire ce qu’il fallait ».
Le fonctionnement collectif lui-même déconne. On ne se connaît pas, le plus grand nombre des adultes n’intervient pas. L’explication est : « les gens ont peur ». Nous ne nous sentons pas en mesure d’intervenir auprès de gamins qui ont 10 ou 12 ans. Les adultes ont peur des enfants. « Nous » avons peur de « nos » enfants.
Je pense qu’il faut considérer que nous tous, adultes, devons nous préoccuper ensemble des enfants. Nous avons (ou pouvons avoir) des difficultés avec nos enfants et nous avons intérêt à essayer de les traiter ensemble, même si nos conditions de vie ne sont pas identiques. Il s’agit de s’entraider, et pas que certains « qui n’ont pas de problème » aident « ceux qui en ont ». Cette manière de voir pourrait sortir les parents du statut de « fautif » dont j’ai parlé, qui leur interdit toute action et toute parole. Il s’agit aussi de protéger les enfants, je pense en particulier à ceux de 10, 12 ans…
3- À propos de « Geysers sauvages » ou rêver d’une autre ville – 23 juin 2017
Bien sûr que cela pose problème et que les « autorités » ne peuvent pas se contenter de constater. Mais avant de chercher des solutions techniques ou répressives, et demander l’intervention des forces de police de l’État, que l’on n’aura pas (elles sont occupées à violenter les migrants), il faudrait peut-être se demander quel est le « problème » et qu’est-ce cela nous dit. La solidarité et la fraternité sont affichées sur tous les tracts, on appelle à « l’insoumission », mais dès que les jeunes gens bougent et agissent à leur manière, leur action entre dans la catégorie « sauvage » et délinquante. On cherche à empêcher et à punir.
Ils nous disent certainement que la ville peut rapidement devenir invivable, irrespirable. Ils nous disent que les corps souffrent dans le béton surchauffé. Qu’ils rêvent peut-être d’une autre ville, moins domestiquée, plus humaine. Qu’ils ont envie de vivre, de s’amuser, d’avoir des terrains vagues, comme les générations précédentes en ont connus, pour s’ébattre loin de l’ordre établi. Peut-être qu’ils rêvent des petites rivières de nos lointains souvenirs d’enfance. Qu’est-ce qu’on fait de cette envie de vivre, on la réprime ?
D’accord ça n’est pas simple, et il n’y a pas de solution (prête à payer à des Veolia ou des Vinci), mais cela mérite d’y réfléchir non ? Il y a de quoi alimenter les débats citoyens sur l’urbanisme et les rénovations en cours. Au moment de la rénovation de l’îlot 9[*], la plupart des espaces plantés ont été détruits, pour simplifier les problèmes d’étanchéité et d’entretien. Les bailleurs raisonnent en termes de gestion et ne veulent pas entretenir les espaces plantés…
Par ailleurs, les débats se focalisent souvent sur les questions de « sécurité », comme cela risque d’être le cas cette fois encore, et la question de savoir comment nos espaces pourraient être plus vivables est reportée à plus tard…
[*] Il s’agit d’un des îlots de l’ensemble d’immeubles HLM du quartier Basilique de la ville de Saint-Denis. Un programme de rénovation de ces immeubles et plus largement du quartier centre-ville est toujours en cours au moment où je compose le début de cette page (en novembre 2024).
La presse nationale s’était également emparée du sujet. Voir pour exemple les articles publiés, en date du 22 juin 2017, par Le Monde et Valeurs actuelles, toujours accessibles en ligne. (A noter le fait curieux que le second concerne la Seine-Saint-Denis, mais présente une photo prise dans le 19ème arrondissement de Paris ?)