Bonjour ! Bienvenue à Radio Socio, pour un nouvel épisode de notre émission: La théorie pour quoi faire ?
Martine, tu as accepté de relever notre défi de présenter un point théorique, dans le format très court de notre émission destinée à des non-spécialistes. Pourquoi ?
MB : Parce que je trouve la question « pourquoi faire ? » très pertinente. Il ne suffit pas d’aligner des concepts pour étaler un savoir « scientifique », mais de montrer ce qu’on en fait. En quoi ils nous permettent de changer notre vision des choses ou de formuler ce qui ne pouvait pas l’être jusque-là ? Et en quoi ils ont à voir avec nos préoccupations dans la vraie vie. Les sociologues sont censés s’intéresser à ce monde quotidien dans lequel nous vivons, et pas seulement produire un monde abstrait qu’ils peuvent décrire dans des livres ou des articles.
RS : Tu as choisi de nous parler d’un concept théorique issu du courant de l’ethnométhodologie : le concept d’indexicalité.
Apparemment, tu n’as pas choisi le plus facile ! Voici, en résumé, ce qu’indique ce concept : « le sens des mots, des objets et des actions est déterminé par le contexte dans lequel les expressions sont formulées, les objets sont situés, et les actions sont accomplies ». C’est à peu près incompréhensible, non ?
MB : Oui, totalement (rire) ! La définition savante ne dit pas grand-chose. On sait que le sens des paroles, par exemple, est lié à un contexte et on imagine facilement que les choses soient situées dans un contexte, un peu comme un paysage, le décor de la scène, quelque chose qui est autour. Mais l’idée que le contexte lui-même détermine le sens n’est pas concevable. C’est un peu le monde à l’envers ! Mais c’est justement ce que je trouve réjouissant dans ces théories. Elles permettent de regarder les choses banales du quotidien sous un angle complètement différent.
RS : Tu peux nous en dire plus ?
MB : Je peux donner en exemple l’énigme que j’ai mis quelques années à résoudre. Elle concerne notre perception de « la réalité » qui est en lien avec cette notion de « sens en contexte ». Voilà l’énoncé théorique de Paul Watzlawick et ses compères : « une chose n’est réelle que dans la mesure où elle répond à une définition du réel » et « le réel est ce qu’un nombre suffisamment grand de gens sont convenus d’appeler réel […] sauf que ce fait est d’habitude oublié, que la définition convenue est chosifiée (c’est-à-dire qu’elle devient à son tour une “chose”) ».
En résumé, j’ai donc retenu que, selon notre perception de la réalité, les choses et la définition des choses seraient confondues. Ou, pour le dire autrement, les choses et leur sens seraient confondus. Pour nous c’est totalement absurde !
RS : Oui…, en effet !
MB : Remarques, Edward Rose, un des chercheurs à l’origine du courant de l’ethnométhodologie, définit ses collègues, et lui-même, comme des personnes à l’esprit tordu. Il dit ceci : « Nous étions donc à ce moment-là ces personnes tordues qui, d’une certaine façon, se sont trouvées, se sont parlé sans se comprendre, mais qui se sont néanmoins parlé. Une partie de ce que nous avons dit est aux archives. Une autre partie est devenue l’ethnométhodologie ».
RS : Belle marque de modestie et d’humour !
MB : Oui, c’est une manière d’indiquer la dimension étrange de leur travail et surtout le fait qu’il porte sur des aspects qui n’intéressent pas grand monde.
C’est certain que ça ne nous intéresse pas dans la vie courante. On se débrouille très bien pour comprendre ce qui nous entoure, échanger avec d’autres, se comporter de façon appropriée dans les multiples situations qu’on rencontre tous les jours. On partage suffisamment d’éléments en commun (dans un lieu donné, à une époque donnée) pour ne pas avoir à se préoccuper du sens des choses et encore moins de la manière dont ce sens est fabriqué. C’est ce savoir partagé qu’on appelle le « sens commun ». Mais ces questions n’intéressent pas les sociologues non plus.
RS : Et pourquoi ça ?
MB : Ces « gens tordus » et leurs prédécesseurs, dont Alfred Schütz, font partie des rares courants sociologiques qui se sont intéressés à ce que font les gens, au quotidien, pour se comprendre et mener des actions concertées. À l’inverse, et pour le dire vite, les théories sociologiques majoritaires considèrent que la société fonctionne par elle-même, sans l’intervention des gens qui la composent. C’est pour ça qu’Edward Rose dit qu’il ne veut pas employer le mot « société », il préfère parler « des gens ». Il ne veut pas faire ce qu’il appelle de la « sociologie de manuel universitaire ». Selon ces chercheurs, la « production d’un monde social organisé est le travail permanent des acteurs », et ils se sont employés à étudier les modalités concrètes de ce travail.
RS : Mais ça ne sert à rien pour les acteurs eux-mêmes ?
MB : Non. Comme je le disais, on se débrouille très bien dans la réalité de notre monde. Savoir « comment ça marche » ne nous intéresse pas. Pour prendre une image, quand tu sais faire du vélo, tu te fiches complètement de ce que racontent les physiciens pour expliquer comment tu te tiens en équilibre. Décrire « comment ça marche », c’est le boulot des chercheurs.
RS : Et leur boulot sert tout de même à quelque chose ?
MB : Oui, il sert à faire valoir cette dimension de la réalité vécue qui est constamment occultée par les descriptions produites par des experts, dans tous les domaines : sociologique, économique, social, culturel, urbain, celui de la santé, etc.
C’est là tout l’intérêt du concept du « monde de la vie », tel qu’Alfred Schütz l’a défini, parce qu’il permet de distinguer la « réalité » telle qu’on la conçoit à l’intérieur, et la « réalité » telle que les chercheurs peuvent la décrire dans leur « monde scientifique », donc depuis l’extérieur. Selon lui : « les constructions des sciences sociales sont, pour ainsi dire, des constructions du second degré, c’est-à-dire des constructions de constructions faites par les acteurs sur la scène sociale ».
En étudiant comment fonctionne « la réalité du monde de la vie », il ne s’agit donc pas de la nier en la remplaçant par celle du monde scientifique et théorique. Il s’agit de considérer que ce sont deux mondes différents, qui ne sont ni équivalents, ni opposés.
RS : On comprend un peu mieux de quoi traitent ces théories mais quel est le rapport avec ce que tu disais précédemment, à propos de l’idée absurde qu’on peut confondre les choses et leur sens.
MB : Le rapport, c’est justement l’écart qui existe entre ces différentes définitions de « la réalité » et ce qui nous paraît juste ou faux. C’est depuis « le monde théorique » qu’on peut affirmer que notre conception de la réalité repose sur le fait de confondre, de superposer les choses et leur sens. Mais, depuis notre monde à nous, cette affirmation ne correspond à rien.
Prenons un exemple !
Si on décrit une situation en disant : « elle a fait un signe de la main » ou « ils se sont serrés la main », ou encore « elle a hoché la tête ». Tout le monde peut se représenter ces gestes familiers. Mais est-ce que, là, on est en train de décrire les actions ou est-ce qu’on indique leur sens ? À première vue, ça semble évident qu’on décrit les actions qu’on a pu observer.
Mais à y regarder de plus près, on ne décrit pas des actions en tant que simples suites de mouvements. On ne dit pas « elle a levé la main à hauteur de son épaule et l’a agitée de gauche à droite », ni « chacun a rapproché sa main droite de celle de l’autre, l’a serrée, etc. ». On voit d’ailleurs que c’est difficile de décrire précisément ces mouvements et que ça ne dit pas grand-chose de ce que font ces personnes.
RS : Ah oui ! C’est drôle ! C’est comme si tu voyais des gens en train de bouger sans comprendre ce qu’ils font.
MB : C’est exactement ça ! On ne voit jamais les choses comme ça. On vit dans un monde où les choses, les objets, les évènements, ont toujours un sens. Et donc, les expressions que j’ai données en exemple ne décrivent pas les actions, en tant que mouvements, mais des gestes qui ont un sens pour nous. C’est en cela que l’action et son sens ne peuvent pas être séparés, l’une et l’autre sont imbriqués, on les perçoit en même temps.
RS : Oui… mais ça reste tout de même un peu étrange.
MB : Oui, ça reste étrange parce que, d’un côté, on arrive à comprendre intellectuellement ce que je viens d’expliquer mais, de l’autre, il est vraiment difficile d’abandonner notre perception habituelle. Dans notre esprit, il y a bien des choses concrètes, des objets matériels qu’on manipule, des actions qu’on peut observer, qui existent indépendamment du sens qu’on leur donne.
En fait, si on croit décrire des actions, c’est parce que chaque action particulière, a un sens précis pour nous, un sens partagé. On oublie le fait que le sens est une définition donnée à cette action, à ce mouvement. Et, pour nous, cette action-là a ce sens-là en elle-même. C’est exactement ce qu’exprime l’idée que les définitions convenues sont « chosifiées » et que nous les voyons comme le « réel objectif ».
RS : Il y a une différence entre ce qu’on comprend intellectuellement et notre perception ?
MB : Parfaitement ! Le plus difficile pour moi a été d’appliquer ce raisonnement aux objets. Un objet, tu te le représentes comme une chose « matérielle », avec sa forme, son poids sa consistance, tout ça quel que soit le sens qu’on veut bien lui donner… Mais j’ai fini par comprendre que les objets n’existent pas dans notre vie en tant que simples formes et assemblage de matières. Ce sont des outils, ustensiles, meubles, vêtements, nourriture, etc., qui existent au travers de leur usage, leur valeur. Ils sont toujours, eux aussi, associés à un sens. J’en suis venue à dire que les « objets matériels », envisagés indépendamment de leur sens, étaient une abstraction appartenant au monde des raisonnements, mais introuvables dans notre monde quotidien.
RS : Encore un bel exemple de monde à l’envers !
MB : Le plus joli à mon avis ! Aboutir à la conclusion que « l’objet matériel » est une abstraction contredit complètement le sens usuel des mots. Admettre ce paradoxe demande un peu d’entraînement ! Mais, comme tout à l’heure à propos des mouvements, imaginer que nos objets quotidiens puissent nous apparaître sous la forme de particules, ou de molécules avec leurs électrons, permet de comprendre ces énoncés théoriques et, par ailleurs, c’est assez réjouissant en soi.
RS : Et j’imagine que tu as passé quelques heures à te batailler avec des choses de ce genre ?
MB : Que oui ! Pendant ces moments de travail que j’appelais mes « cogitations », je cherchais à creuser les questions incongrues que je découvrais. Je remplissais des feuilles de papier avec des schémas approximatifs, que je raturais, que j’annotais de différentes couleurs et que je comparais entre eux. Quand on arrive à des idées aussi distordues que celle-là, souvent tard dans la nuit, il vaut mieux attendre le lendemain pour voir si ces raisonnements hasardeux vont résister et vérifier qu’on ne s’est pas égaré dans un univers parallèle (rire).
RS : Tu es resté dans le nôtre apparemment… ! Mais, avant que tu nous dises comment tu as pu résoudre l’énigme de la phrase absurde, est-ce qu’on peut revenir sur l’idée que c’est le contexte qui détermine le sens. Ça reste toujours obscur !
MB : Tu as raison, parce que c’est très subtil et invisible pour nous.
Je disais tout à l’heure qu’on conçoit le contexte comme un paysage ou un décor, c’est-à-dire quelque chose d’extérieur à la scène elle-même. Mais le décor contribue à la scène. Elle n’aura pas le même sens si elle se déroule à la plage, dans une salle de sport, au bureau ou dans la rue. Dit comme ça, c’est évident pour tout le monde ! Mais, dans une situation précise, le sens semble évident lui aussi et on oublie qu’il est le résultat d’une construction sociale.
La notion de contexte concerne aussi tous les éléments qu’on a besoin de connaître pour que les choses prennent un sens. Dans les exemples que j’ai donnés à propos des gestes familiers, on ne peut pas savoir si la poignée de main correspond à un salut banal, à la conclusion d’une négociation ou à une réconciliation. Et si le signe de la main est un bonjour, un au-revoir, ou autre chose. Il nous faut savoir où ça se passe, qui sont les personnes, quelle est leur relation, etc.
Quand on participe à la situation, on connaît ces détails. Quand on la raconte, soit notre interlocuteur les connaît aussi, soit on l’informe et il demandera les précisions qui lui manquent. Mais tout ça passe inaperçu.
RS : Alors, au final, dire que les choses et leur sens sont confondus est absurde ou non ?
MB : En fait, on ne s’en sort pas complètement avec cette histoire ! Tout dépend à quel « monde » on fait référence.
Cette affirmation est exacte si elle décrit comment ça marche dans le « monde de la vie ». Mais on a vu à la fois que, dans nos activités quotidiennes les choses et leurs sens sont superposés, et à la fois qu’on ne peut pas s’en rendre compte, puisqu’on est dans un décor, dans un contexte précis. Donc l’affirmation reste absurde pour nous, parce qu’étrangère à notre perception.
J’ai tout de même fini par résoudre le paradoxe sur le plan théorique, en rapport avec la question du contexte d’énonciation des phrases elles-mêmes.
PS : Aï, je crains le pire !
MB : Oui, tu peux… !!
Ce que j’ai mis un temps fou à prendre en compte, c’est le fait qu’il y a une différence majeure entre la manière dont on voit et comprend les choses, quand on est dans la situation, et la manière dont on les comprend quand on est en train de mener un raisonnement. Ce sont deux contextes différents, deux mondes là encore : les mêmes mots n’ont pas le même sens dans les deux. Dans le monde du raisonnement, on peut concevoir une chose et un sens en tant qu’éléments distincts, parce qu’on est dans le domaine des généralités, on manipule des notions abstraites. La chose, en tant que notion abstraite, n’a pas de signification précise et le sens ne se rapporte à rien de précis non plus.
Il y a un paradoxe quand on mélange ces deux mondes, quand on les considère comme équivalents : on est face à une affirmation vraie, à propos de comment la chose et son sens sont imbriqués dans notre perception courante, et fausse quand on mène un raisonnement abstrait. Mais si on distingue le monde quotidien et le monde abstrait, ça n’est plus un paradoxe, ça démontre que ce sont deux mondes qui fonctionnent différemment.
RS : Il faut un peu d’entraînement là aussi, apparemment… (rire) !
Une dernière question pour conclure : est-ce qu’il y a un intérêt à essayer de nous extraire de notre manière de voir habituelle ?
MB : C’est essentiel de prendre conscience que les choses ne sont pas ce qu’elles sont par nature, mais qu’elles sont définies par le jeu complexe des conventions sociales, elles-mêmes variables selon les lieux, les époques, les cultures, les milieux sociaux, etc. Donc on peut au moins admettre que les choses ne sont pas immuables, qu’elles puissent évoluer, se négocier…
Et puis, le principal inconvénient de cette manière de concevoir la réalité est de considérer qu’il existe des actes déviants par nature, commis par des personnes elles-mêmes déviantes par nature. Comme le montre Howard Becker, la déviance apparaît comme une notion absolue, alors que c’est une notion relative, en rapport avec des normes qu’il convient d’interroger. D’où le piège tendu aux sociologues qui risquent eux aussi d’étudier ce qu’on prend pour des « faits » ou des « actes », alors qu’il s’agit de définitions socialement construites, admises sans être questionnées.
C’est intéressant de se rendre compte, par exemple, que le nombre d’actes jugés déviants augmente mécaniquement quand on durcit les normes.
RS : Et on pourra croire que la déviance augmente et qu’il faut encore durcir la norme d’un cran !
MB : Exactement ! Et on entre dans le jeu infernal des fausses solutions !
RS : Ça ne semble pas facile de sortir de ces raisonnements, mais il faut tout de même essayer ! Merci en tout cas d’avoir accepté de relever le défi.
MB : Oui, il faut essayer, toujours ! Pas seulement en donnant une idée de ces théories complexes, mais en pratique, là où on est. Comment sortir des fausses évidences, des fausses solutions ? C’est un vrai enjeu ! Merci à toi aussi pour cette invitation !
Références bibliographiques
Pour en savoir plus sur la notion de « réalité » et sur les concepts ethnométhodologiques :
BODINEAU Martine, (2021), « Les chercheurs et le problème de la réalité ». Agencements : Recherches et pratiques sociales en expérimentation, n°6, mars. 2021, Rennes, Éditions du commun, p. 98-122. En ligne ici
Et accessible sur Cairn : https://www.cairn.info/revue-agencements-2021-1-page-98.htm
Auteurs cités :
BECKER Howard S., (1985), Outsiders : études de sociologie de la déviance, Paris, A.-M. Métailié.
ROSE Edward, (1993), « Conversation avec Harvey Sacks : analyse avec modifications et corrections », Cahiers de recherche ethnométhodologique (n°1), juin 1993, Laboratoire de recherche ethnométhodologique, Université Paris-VIII, p. 30-31.
SCHÜTZ Alfred, (2008), Le chercheur et le quotidien, (1ère éd. 1987), [Postface de Kaj Noschis et Denys de Caprona], Paris, Klincksieck, p. 79.
Watzlawick Paul, WEAKLAND John, FISH Richard, (1975), Changements : paradoxes et psychothérapie, Paris, Seuil, p. 117-118.
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Ce texte a été publié dans le revue
Agencements : Recherches et pratiques sociales en expérimentation – Éditions du commun.
Disponible sur Cairn Info
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