Martine BODINEAU

actrice des Fabriques

Question (im)pertinente: sommes-nous légitimes ? Ou « venez apprendre de nous »

* Les notes situées à la fin de l’article sont également accessibles en pdf: ici

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– Pourquoi sommes-nous énervants, jamais contents, incohérents ?

– Est-ce que nous faisons peur ?

– On nous appelle habitants, usagers, participants (aux trucs participatifs), public cible (des opérations « ciblées » …)1.

– On nous veut. On nous courtise pour justifier, cautionner des projets souvent construits sans nous qui, pour entrer dans les critères des appels à… projets, doivent convaincre de leur « implantation dans les territoires », de la « co-construction » avec des habitants (ou autre vocable).

Mais…

Il y a bien un MAIS et il est de taille !

Si tu es gentille, polie, si tu t’excuses de ne pas bien savoir parler, si tu fais part de tes souhaits, des problèmes de ton quartier, en laissant le soin aux spécialistes de trouver les « solutions » pour les régler… tout va bien ! Tu es le « bon habitant ». Tu es « l’habitant de qualité »2 qu’espèrent les opérateurs de l’action publique, avec lesquels ils se sentent en capacité de travailler.

Mais si, grâce à tes expériences de vie et d’engagement (expériences collectives, militantes, professionnelles, intellectuelles…), tu revendiques un certain savoir, un droit à la parole (à ta manière), une capacité d’analyse et d’interpellation de ceux qui t’invitent à t’exprimer et à « participer »… alors là, prépare-toi à sortir de la catégorie du « bon habitant » et à te faire cataloguer de différentes manières péjoratives.

Selon les cas, tu deviens le bobo/intello/gauchiste, qui conteste tout et n’importe quoi, « ne prend pas en compte la souffrance de ses voisins »3 ; la « femme voilée pas vraiment intégrée » qui est la bienvenue si elle reste discrète et silencieuse (elles sont comme ça, non ?) ; la « râleuse » à qui on coupe rapidement la parole, parce que « ça va, on connaît… personne suivante ! ».

Alors qu’est-ce que tu as comme choix ? Tu continues à aller jouer le rôle de la « chieuse de service » (quelle que soit la catégorie dans laquelle on t’a mise), en sachant que tu ne vas pas faire bouger le moindre cil de tous ces « pros » ou « experts » qui ont déjà un avis arrêté sur ce qui est « bon pour nous » ? Ou tu négliges les invitations à participer ? Parce que tu n’as plus envie de servir de caution à tu ne sais pas quoi. Parce que oui, ça va, on connaît nous aussi, on a déjà donné !

On y a cru longtemps au fait qu’on voulait vraiment nous demander notre avis, vraiment nous écouter. Ça semblait logique d’ailleurs, c’est toi qui vis là, toi qui sais ce que tu vis et comment. Donc on allait aux réunions publiques, on retrouvait les voisines du quartier et les personnes engagées comme nous dans des associations de locataires. C’est vrai qu’on a connu des échanges sympathiques et intéressants, on a rencontré des « pros » qui avaient l’air de vouloir vraiment et qui ont vraiment essayé. Mais tu finis par te lasser d’attendre des retombées concrètes.

Plus tard, on a cru qu’on arriverait à convaincre, en portant des initiatives à notre manière, pour montrer ce que ça donne quand les habitants mettent en œuvre leur « pouvoir d’agir ». Une poignée d’habitantes et des artistes, qui animaient des ateliers depuis plusieurs années dans notre salle associative4, ont organisé une déambulation mémorable, appelée « Dédaldîlo ». L’idée était de construire des engins sonores installés sur des roulettes, pour circuler dans les rues et sur les « dalles », et d’inviter des associations du quartier à présenter des animations ou des spectacles pendant les « escales » du parcours5.

Une belle réussite et une belle démonstration !

On a été bien soutenues, par des professionnelles de la ville qui ont accepté à leur tour de participer à notre initiative, et par des élus. On a été félicitées. On était enthousiastes, on a cru qu’on allait pouvoir poursuivre avec plus de moyens, pour rétribuer notre travail par exemple, au lieu de nous investir gratuitement pendant des mois.

– Euh… faut pas pousser non plus ! Un habitant c’est bénévole, non ?

– OK, mais là, pour obtenir le résultat que tout le monde a pu voir, il a fallu bosser comme des « pros », c’est une vraie question !

Ben non, c’est pas une question parce que, justement, c’est le résultat qui a été vu et pas le travail à fournir, ni les conditions à réunir en amont. C’est pourtant bien ce qu’on voulait montrer : les actions prennent du sens dans ce qui se passe en amont ; la « co-construction » ça demande du temps, des relations, des trucs à fabriquer avec les voisins6. Nos chouettes animations ont bien plu, au point qu’on a été invitées à participer à des fêtes municipales. (C’est super ! On valorise les habitants et c’est gratos7). Mais pas d’autres suites…

Pas de suites…, parce qu’il faut passer à autre chose : les prochaines grandes manifestations (dont les sportives au Stade de France), les prochaines élections… Et puis les équipes changent, il faudrait tout recommencer, expliquer à nouveau… Donc tu renonces !

Et si tu essaies de faire comprendre pourquoi on te voit moins, tu peux t’entendre expliquer que c’est la tendance du moment : « désengagement et droitisation… »8. Ah d’accord !! Si c’est la faute à la tendance… y a plus qu’à laisser tomber !

Mais non, on ne laisse pas tomber, c’est mal nous connaître !

On continue autrement, par exemple en s’engageant dans l’expérience d’un centre socio-culturel coopératif, comme celui du 110, à Saint-Denis9. Les habitants énervants ont le défaut d’être coriaces et tenaces, entre autres travers pénibles. Et s’il s’agit de femmes, les plus nombreuses à s’investir dans les quartiers, dont les « daronnes » (avec voile, bonnet, fichu, ou non10), il vaut mieux bien se tenir ! Parce qu’elles savent réfléchir (oui, oui), elles savent parler (pas comme la catégorie « bobo/intello/gauchiste ») et manient des expressions percutantes qui font pâlir les formules déjà blafardes des « appels à… » !

Elles disent, par exemple : « On ne tient pas le stylo, mais on est là ! ». Ce qui veut dire que oui, il faut bien que certaines tiennent le stylo11 et que le risque de reproduire la hiérarchie des savoirs est toujours présent. Oui, elles sont la caution de notre « implantation dans un quartier populaire », mais s’il nous arrivait de manquer de vigilance et de nous éloigner des principes égalitaires revendiqués, elles seront là, t’inquiète, pour veiller au grain !

Alors, sont-elles, sommes-nous légitimes ?

Pour se faire une idée, le mieux est de venir un jour où sont réunies les femmes du 110 ; les femmes du centre social d’Ivry, mobilisées pour développer l’accès aux vacances ; et celles du collectif de Stains et de Blanc-Mesnil qui déploient leur énergie à « passer le flambeau » de leur expérience. Elles ont organisé les « 3e États généraux de l’Éducation dans les quartiers populaires » et elles ont monté une pièce de théâtre. Le documentaire Femmes politiques, réalisé par Daniel Bouy, raconte « l’histoire de cette mobilisation exemplaire »12. Une première rencontre a eu lieu à l’Université de Paris 8, en mars 2023, au cours de la projection du film13.

Après avoir profité d’une telle leçon de courage et de générosité, tu ne peux plus laisser tomber et tu répètes avec elles : « Venez apprendre de nous ! ».

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Ce texte a été publié dans le revue
Agencements : Recherches et pratiques sociales en expérimentationÉditions du commun.
Disponible sur Cairn Info

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Notes

Les notes situées à la fin de l’article sont également accessibles en pdf: ici

  1. N’ayant pas réussi à adopter une forme d’écriture dite « inclusive » qui me convienne, j’ai choisi le masculin ou le féminin selon les contextes, en m’accordant une part de liberté et de fantaisie. ↩︎
  2. Entendu et raconté par un éducateur d’un club de prévention (membre de l’équipe du projet « En Rue », mené dans l’agglomération de Dunkerque). ↩︎
  3. Entendu au cours d’une réunion (en 2005) à propos d’un projet de rénovation de l’ensemble d’immeubles HLM du centre-ville de Saint-Denis, la « ZAC Basilique », dans lequel je vis depuis 1987. ↩︎
  4. Voir la chronique : Une histoire de clés ou les enjeux d’une salle associative. ↩︎
  5. Plusieurs des immeubles du quartier, appelés « îlots », sont construits au-dessus d’une galerie commerciale et reliés par des « dalles ». Les deux éditions, de juillet 2010 et 2011, ont été préparées avec des enfants et adultes, pendant les week-ends des deux mois précédents. ↩︎
  6. C’est ce qui s’appelle « faire du lien social » (dans le vocabulaire des « appels à…), mais c’est une des expressions passe-partout dont on se méfie, parce qu’elles ont pour effet d’occulter les « réalités » qu’on s’efforce de mettre en en évidence. ↩︎
  7. Remarque illustrant la pertinence de la catégorie « habitants jamais contents ». ↩︎
  8. Entendu au cours d’une tentative de dialogue avec un élu, rencontré dans la rue (aux alentours de 2013). ↩︎
  9. À propos du centre socio-culturel coopératif Le 110. ↩︎
  10. Au 110, on a appris à ne plus voir qui porte quoi sur la tête ou sur le corps. Grande avancée pour les femmes de la catégorie « classe moyenne blanche, attachée à la laïcité » (dont je, ou j’ai, fait partie). Preuve qu’on à tout à gagner en côtoyant des personnes de divers horizons et en osant apprendre ensemble. ↩︎
  11. Pour respecter nos obligations statutaires et les relations institutionnelles dans lequel le 110 est inscrit. ↩︎
  12. Voir la présentation du film Femmes politiques. ↩︎
  13. Voir ici : https://www.univ-paris8.fr/Projection-Femmes-politiques-Histoire-d-une-mobilisation-d-habitantes-pour-l ↩︎